07 janvier 2011

La Traversée du milieu

Que ceux (et ils sont nombreux...) qui suivent mon blog pour les "critiques" littéraires se rassurent, je n'ai pas arrêté de lire ! Il est vrai que mon dernier post littérature doit dater d'il y a à peu près un an (je préfère ne pas vérifier...). Alors, cela ne veut pas dire que je n'aime plus lire, mais simplement que j'ai lu d'autres livres qui n'ont pas vraiment de rapport avec la Guadeloupe ou la Caraïbe. J'ai notamment fini fin décembre la lecture des sept denses volumes d'A la Recherche du temps perdu de Proust, ce qui m'a tout de même pris les bons deux-tiers de l'année 2010.

L'année 2011 commence donc en fanfare, avec un sujet sur La Traversée du milieu (The Middle Passage en langue originale) de Vidiadhar Surajprasad Naipaul (que l'on connaît plutôt sous le nom de V.S. Naipaul), écrivain britannique originaire de Trinidad (île anglophone tout au sud de l'arc antillais, au large des côtes vénézuelliennes, là où calypso, soca et steel bands sont nés). Il fait partie du cercle très fermé des écrivains de la Caraïbe ayant obtenu le Prix Nobel de littérature (en 2001 pour lui, en 1960 pour le Guadeloupéen Saint-John Perse et en 1992 pour le Sainte-Lucien Derek Walcott).

La Taversée du milieu (publié en 1962, traduit en français en 1994) n'est pas un ouvrage de fiction, il s'agit d'un récit de voyage autobiographique (le narrateur est appelé à plusieurs reprises "Mr. Naipaul"), rendant compte d'un tour de la Caraïbe effectué par l'écrivain en 1960 lors de son retour à Trinidad après avoir passé plusieurs années en Grande-Bretagne. Il se divise en cinq chapitres, cinq étapes du voyage : "La traversée du milieu" (cette expression fait référence à la traversée de l'Atlantique effectuée par les esclaves, par les migrants partant tenter leur chance en Grande-Bretagne, et par Naipaul retournant à Trinidad), "Trinidad", "La Guyane britannique", "Surinam", "La Martinique" et "En route vers la Jamaïque". Dans chacun de ces chapitres, Naipaul brosse le portrait des habitants et des sociétés rencontrés.

Ce qui frappe tout de suite, c'est que ce sont des portraits sans concession, voire même plutôt pessimistes. Dans chaque chapitre, chaque peuple rencontré présente certes des qualités, mais l'auteur est particulièrement sévère avec les habitants de la Caraïbe de manière générale : il fustige l'esprit colonial, le racisme des locaux, leur indolence et leur paresse, l'américanisation à outrance, l'incapacité d'exorciser et de surmonter le péché originel de l'esclavage, le mépris des métropoles... la liste serait longue, et je ne vais pas faire un résumé de chaque chapitre. Par contre, je peux faire une liste de chaque lieu visité, selon le sort qui lui réservé (du portrait le plus négatif au moins négatif !) :

1) La Jamaïque (colonie britannique à l'époque)
2) Antigua (visité dans le dernier chapitre ; colonie britannique à l'époque)
3) La Guyane britannique (actuel Guyana, colonie britannique à l'époque)
4) Trinidad (colonie britannique à l'époque)
5) Le Surinam (colonie hollandaise au moment où il écrit)
6) La Martinique (déjà département français à l'époque)

Eh oui, c'est la Martinique qui s'en sort le moins pire ! V.S. Naipaul semble voir les côtés positifs de la départementalisation et de l'assimilation réussie, non sans pointer du doigt tous les travers des Martiniquais, de leur société et de la relation quasi exclusive avec la France. J'aimerais bien avoir son avis de nos jours, lorsque l'on voit certains résultats de cette départementalisation. Il loue également la culture et le savoir-vivre des Martiniquais, non sans dénoncer leur pitoyable accueil.

J'aimerais aussi connaître son point de vue actuel sur le Surinam, duquel il vante la bonne cohabitation entre les catégories sociales et raciales, lorsque l'on sait ce qui s'est passé dans ce pays six mois après l'indépendance (pour résumer : un bon tiers de la population (les élites bourgeoises et intellectuelles) a fui vers les Antilles Néerlandaises ou la Hollande, et une dictature a suivi immédiatement).

Par ailleurs, dans chaque chapitre, l'auteur, d'origine indienne, est attentif au sort qui est réservé aux émigrés indiens arrivés à la fin du XIXème siècle. Les constats sont, là aussi, variés mais plutôt négatifs.

Pour finir, voici quelques extraits que j'ai sélectionnés (pour ceux qui auront eu la patience de me lire jusqu'ici). Tout d'abord, voici un passage concernant l'histoire des Antilles, dans le premier chapitre :


"Comment l'histoire de cette inutilité antillaise peut-elle être écrite ? Quel ton adoptera l'historien ? Sera-t-il aussi académique que Sir Alan Burns, protestant de temps à autre contre quelque brutalité, et plaçant la brutalité antillaise dans le contexte de la brutalité européenne ? Mettra-t-il en balance, comme Salvador de Madariaga, un ensemble de brutalités avec un autre, pour conclure que l'un n'a pas été décrit dans toute sa noirceur, et que cela est injuste pour l'Espagne ? Fera-t-il preuve, comme les historiens antillais, qui commencent juste à pouvoir envisager leur histoire, du détachement le plus froid pour raconter l'histoire de la traite des esclaves comme si ce n'était qu'un aspect parmi d'autres du système mercantile ? Il ne pourra jamais y avoir de manière satisfaisante de raconter l'histoire des îles. La brutalité n'est pas la seule difficulté. L'histoire se bâtit autour de ce qui est accompli et créé ; et rien ne fut créé aux Antilles."


Un passage sur la Martinique :


"Si les français ont exporté leur civilisation à la Martinique, ils ont également exporté leur structure sociale. Les préjugés sociaux rigides de la bourgeoisie métropolitaine se sont fondus avec les distinctions raciales dérivées de l'esclavage pour produire la société la plus organisée des Antilles. Dans cette société l'éducation, l'argent et la culture importent, mais le sang noir est pareil à une vulgarité indéracinable, la marque d'une ascendance esclave ; et dans cette société, dont le seul modèle est le bourgeois français, les préjugés sociaux (qui peuvent être des préjugés raciaux) ont leur importance. [...] Je n'ai jamais pu m'habituer à entendre des Martiniquais de couleur dire, exactement comme certains Français : "La place de ce foutu juif est au ghetto." "


Enfin, deux passages conclusifs dans le dernier chapitre, que j'aime particulièrement :


"Je voyageais depuis sept mois. Je commençais à me fatiguer. A la Jamaïque, les annotations sur mon journal se firent de plus en plus courtes puis s'arrêtèrent tout à fait. Rien de neuf à consigner. Chaque jour, je voyais les mêmes choses -chômage, laideur, surpopulation, racisme- et chaque jour j'entendais les mêmes arguments qui se mordaient la queue. Les jeunes intellectuels, dont les dons avaient été développés pour enrichir une société stable en développement, parlaient et parlaient et devenaient fous de frustration. Ils cherchaient un ennemi, et il n'y en avait pas. Les pressions à la Jamaïque n'étaient pas simplement les pressions de la race ou de la pauvreté. C'étaient les pressions accumulées de la société esclavagiste, de la société coloniale, d'un pays agricole sous-développé et surpeuplé ; et elles échappaient au contrôle de quelque "leader" que ce soit. La situation ne requérait pas un leader mais une société qui se comprît elle-même et eût un but et une direction. Elle ne faisait que générer l'égoïsme, le cynisme et une rage auto-destructrice."

"Le Dr Arthur Lewis a fait la distinction entre les leaders "protestataires" et les leaders "créatifs" dans les sociétés coloniales. C'est une distinction dont les Antilles ont encore à peine conscience. Aux Antilles, pourvues d'une classe moyenne importante et de talent en abondance, le leader protestataire est un anachronisme, et un anachronisme dangereux. Pour les masses incultes, promptes à réagir aux incitations raciales, qui prennent un plaisir enfantin aux gestes destructeurs, le leader protestataire sera toujours un héros. Les Antilles ne manqueront jamais de tels leaders, et le danger de la loi du nombre et de l'autoritarisme ne cessera jamais d'être réel. Le paternalisme de la domination coloniale aura été remplacé par la politique sauvage des récompenses et de la vengeance, conditions exemplaires du chaos".



Bref, un livre que je conseille.
Pas sûr qu'un portrait 2011 soit plus reluisant.

1 commentaire:

May a dit…

"Pour les masses incultes, promptes à réagir aux incitations raciales, qui prennent un plaisir enfantin aux gestes destructeurs, le leader protestataire sera toujours un héros."

J'ai envie de taguer ça un peu partout...