31 mars 2012

Saint-Barth, l'envers du décor

Je viens de lire un article fort intéressant paru sur le site du magazine Capital hier à propos de ce que l'on ne voit pas derrière la carte postale fashion et dorée de Saint-Barthélemy. Voici l'article.


L’élu de ce confetti sans chômeurs mise sur le boom du tourisme et du BTP. Avec des pratiques parfois musclées. Reportage sur une île des Antilles à la richesse très convoitée...
 La plus extravagante fête du Nouvel An 2012 a coûté 5 millions d’euros. L’oligarque Roman Abramovitch avait invité 400 people à Saint-Barth, dont Rupert Murdoch, George Lucas, Marc Jacobs, le tycoon d’Hollywood Harvey Weinstein, le roi du hip-hop Russell Simmons et le rocker Jon Bon Jovi. Au menu : sushis de langouste, canapés au caviar et concert privé des Red Hot Chili Peppers. Bruno Magras, le président de la collectivité, était bien sûr convié à la party. N’a-t-il pas nommé Abramovitch «citoyen d’honneur» de l’île ? Le milliardaire russe a en effet payé la pelouse du stade et il entretient le buzz en invitant à Saint-Barth des aréopages de stars. Pourtant, le paradis bling bling qui fait le bonheur des touristes fortunés ne garantit plus celui de ses 9.000 habitants. Certains affichent même une mine chagrine sous leur éternel bronzage.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Bruno Magras, il y a dix-sept ans, Saint-Barth a connu un développement fulgurant. Sous son règne, le nombre d’habitants a presque doublé, les collines se sont couvertes de maisons, les routes ont été refaites, le port et l’aéroport rénovés… Chantier permanent, l’île découvre les embouteillages, les mégots sur les plages et les cambriolages. «L’esprit Saint-Barth», fait de gentillesse et de décontraction, a du plomb dans l’aile. Autre évolution fâcheuse : depuis 2008, la crise et le cours élevé de l’euro incitent les Américains (qui réservent 80% des séjours) à demander des ristournes sur la location des villas et à limiter leurs sorties et achats. Quelques poignées de Russes, de Brésiliens et de grossistes du Sentier suffisent à peine à compenser. Signe inquiétant : après avoir triplé en dix ans, les prix de l’immobilier baissent depuis 2009.

Ce contexte peu affriolant aurait pu susciter une réflexion sur la manière de préserver «la poule aux œufs d’or». Grâce au tourisme très haut de gamme, Saint-Barth affiche en effet un revenu par tête comparable à celui des Hauts-de-Seine et le chômage y est inconnu. Un cas unique en outre-mer. Mais Bruno Magras n’a aucun goût pour le débat d’idées. «Ici, les intérêts de certaines vieilles familles devenues très prospères priment sur l’intérêt général. Les “Saint-Barth” modestes n’ont pas voix au chapitre. Quant aux “métros” venus de France depuis 1980, ils sont perçus comme une menace», constate l’opposant Emmanuel Jacques.
Dès son arrivée, en 2006, cet avocat d’affaires a été estomaqué par la gestion «clanique» de l’île. Selon lui, le pouvoir de Magras est aussi exorbitant que celui dont jouissait Gaston Flosse en Polynésie. Très vite, Emmanuel Jacques a dénoncé la gestion des marchés publics. «Dans le BTP, deux firmes se partagent 90% du gâteau, explique-t-il. A force d’être éliminées, les autres ont renoncé à répondre aux appels d’offres.» Il découvre aussi que les permis de construire sont délivrés «à la tête du client» et pointe les incohérences de la carte d’urbanisme : «Magras en a présenté quatre versions en cinq ans, car les trois premières n’ont pas franchi l’étape du contrôle de légalité tant elles étaient illogiques et empreintes de partialité.» Si un terrain passe de zone verte en zone constructible, sa valeur est en effet sextuplée.
Décidé à combattre ces excès, l’avocat a attaqué en justice deux achats de terrains par la collectivité. Destinés à l’extension de la centrale électrique et à un centre de traitement des déchets, ils ont été vendus par des personnalités proches de Bruno Magras. Problème : leur prix – respectivement 5,5 et 3 millions d’euros – dépassait leur valeur réelle, que France Domaine estimait à la moitié et au dixième de ces montants. Le tribunal administratif a donc suspendu ces transactions, ce qui a incité la collectivité à se rabattre sur d’autres terrains qu’elle possédait. Les contribuables ont ainsi économisé 8,5 millions d’euros, soit près de 10% du budget de l’île. Un Zorro qui pointe du doigt des dérives dont on s’accommodait comme d’une fatalité : il fallait réagir à ce crime de lèse-majesté. En 2007, lorsque Emmanuel Jacques a voulu acquérir un terrain avec une maisonnette, le conseil territorial présidé par Bruno Magras a exercé son droit de préemption, en affirmant (à tort) que l’acquéreur n’était pas résident de l’île.
L’affaire est remontée en cour d’appel, mais la collectivité fut déboutée en 2010. Emmanuel Jacques acquiert donc son bien, mais le conseil territorial demande alors au préfet son expropriation. Sa maisonnette semble indispensable pour loger le personnel de l’hôpital ! Cette fois, c’est le Conseil d’Etat qui juge au final qu’«aucun motif sérieux ne justifie une telle décision». Cette tentative de représailles montre que Magras peut nuire à ceux qui lui résistent. Pour se protéger contre Emmanuel Jacques et ses émules – qui contestent eux aussi en justice la validité de délibérations du conseil territorial – la collectivité engage des «consultants» mensualisés : un conseiller d’Etat, François Seners, et un membre du corps des tribunaux administratifs, Stéphane Diemert. Au risque de donner l’impression d’acheter des soutiens au sein des juridictions ayant à juger ses décisions. «C’est illégal et il est indigne pour ces magistrats d’avoir accepté», s’étrangle un éminent professeur de droit retiré sur l’île.
Plus que la façon dont le big boss de l’île gouverne à la hussarde, c’est sa gestion de l’environnement qui suscite le scepticisme. La beauté de Saint-Barth fait en effet la joie et la fierté de ses habitants. Or ils ont assisté au massacre d’une de leurs plages. Le fonds anglais Duet, autorisé à construire en 2008 un hôtel à Grand Cul-de-Sac, a mis en péril l’étang jouxtant le lagon. Les travaux, arrêtés depuis deux ans par la crise, laissent apparaître une énorme structure en béton là où les familles paressaient le dimanche dans un paysage de rêve. En 2009, rebelote : Magras annonce qu’André Balatz, hôtelier à Los Angeles et à New York, veut bâtir un «écolodge» en zone verte (a priori inconstructible), juste à côté de la superbe plage vierge de Salines. «Je ne suis pas contre», fait-il savoir.
Mais les défenseurs de l’environnement se mobilisent et récoltent 1.185 signatures (sur 5 075 électeurs) pour bloquer le projet. «Beaucoup d’autres gens auraient voulu signer, mais y ont renoncé de peur que le président leur refuse ensuite un service ou un permis de construire», explique Hélène Bernier, de l’association Saint-Barth Essentiel. Face à la fronde, Magras remise l’idée, tout en déclarant au magazine américain «Vanity Fair» que «les défenseurs de l’environnement n’ont qu’à aller vivre en Amazonie». Et, comme pour narguer ceux qui l’ont défié, il refuse d’intervenir contre un des propriétaires du terrain convoité par Balatz, qui se venge d’avoir raté une affaire en or en déversant des camions de gravats sur le site. En pleine zone verte, c’est pourtant un délit.
Autre sujet d’inquiétude pour les habitants : le flou artistique entourant le statut de l’île. Dès son élection comme maire, en 1995, Magras avait en effet milité pour faire de Saint-Barth, alors commune rattachée à la Guadeloupe, une collectivité d’outre-mer (COM). L’enjeu : faire fuir le percepteur. Car, depuis des lustres, les résidents ne payaient pas leurs impôts, en invoquant le traité de 1877 réglant la rétrocession de l’île par la Suède à la France, qui en faisait un port franc. Quatre arrêts du Conseil d’Etat affirmaient pourtant qu’ils étaient des contribuables. Seul un changement de statut pouvait donc leur éviter un redressement fiscal. Préparé avec l’avocat et essayiste Nicolas Baverez, le projet de COM confiait à un conseil territorial la gestion de la fiscalité, mais aussi de l’urbanisme, de l’environnement, de l’énergie… la France n’assurant plus que ses missions régaliennes. Il fut approuvé par 95% de la population, et la collectivité d’outre-mer vit le jour en 2007. La liste UMP du maire sortant obtint 75% des voix à l’élection du conseil territorial, et Bruno Magras rempila, cette fois comme président.
Mais tout n’est pas résolu, loin de là. D’abord, Magras a tenu à ce que la collectivité n’accorde le statut de résident qu’au bout de cinq ans de présence. Une manière d’éviter que l’île soit envahie par les «métros». Résultat : pendant cinq ans, tout nouveau venu est soumis à la double peine : il paie les impôts français et la plupart de ceux spécifiques à Saint-Barth. Une discrimination qui fausse la concurrence entre entrepreneurs et crée des écarts de niveau de vie entre des salariés payés à l’identique. Autre épine : depuis 2007, Magras n’a pas réussi à signer une convention fiscale avec la France. Pour Bercy, les fonctionnaires et retraités qui sont «résidents» ne sont donc pas pour autant exemptés d’impôts français. Surtout, le président a fait sortir l’île de l’Union européenne. Sur ce sujet, qui aurait partout ailleurs donné lieu à référendum, le débat du conseil territorial a duré une heure, selon l’opposant Benoît Chauvin. Mais le retrait est effectif depuis le 1er janvier 2012. «C’était le seul moyen de garder notre règlement douanier particulier», affirme Bruno Magras. Saint-Barth peut aussi ignorer les normes européennes et acheter de la viande aux hormones aux Etats-Unis, et de l’essence à 3% de benzène (au lieu de 1% maximum en Europe) au Venezuela. Mais si un cyclone ravage l’île, il ne faudra pas compter sur l’aide de Bruxelles.
Enfin, l’état des finances de la collectivité est préoccupant. Les dotations régionales de la Guadeloupe ayant disparu, les résidents de la COM ont découvert l’impôt : contribution des entreprises, taxe sur les séjours ou sur les plus-values immobilières, vignette auto… Quant à la métropole, elle facture désormais ses services (gendarmes, enseignants…). Bercy a fixé un forfait annuel à 5,6 millions d’euros, soit plus de 1 500 euros par foyer. Abasourdie par cette exigence, la collectivité ne l’a jusqu’ici pas prise en compte, espérant, en vain, une «renégociation». Or l’Etat va demander en 2012 le règlement des cinq ans déjà dus, soit 28 millions d’euros. De quoi couler les finances de l’île. Le dernier budget est donc austère, avec 4 millions d’euros pour les projets nouveaux, soit dix fois moins qu’il y a trois ans. Cela n’empêchera probablement pas les comptes de passer dans le rouge en 2013. Bilan : pour la métropole, Saint-Barth, qui coûtait et ne rapportait rien (puisque personne n’y payait l’impôt), est devenue rentable. Et pour les insulaires, une forte hausse de la fiscalité est dans les tuyaux, d’autant que les subventions européennes vont elles aussi disparaître.
L'avenir de «l’île des people» est donc moins riant que ne le suggère le doux murmure de ses vaguelettes. D’où la mobilisation des esprits avant l’élection. Pas la présidentielle française, qui suscite l’indifférence, mais celle qui décidera, les 18 et 25 mars*, du renouvellement du conseil territorial et de l’identité du futur président de la collectivité. Bruno Magras a annoncé en janvier qu’il jetait l’éponge, mais des pétitions «spontanées» fustigeant «ceux qui, depuis leur arrivée, ont le dessein affiché de nuire sous prétexte de démocratie» (sic) lui demandent de revenir sur sa décision ou de convaincre… son frère Michel, le sénateur de Saint-Barth, de se présenter. En face, des listes d’opposition sont sur les rangs, dont Saint-Barth Bleue et Verte, sur laquelle figure Emmanuel Jacques. De quoi susciter le débat dans les cafés de Gustavia. Pour que l’île garde son charme et son glamour, faut-il ralentir son développement ? Réformer sa gouvernance ? Changer ses priorités budgétaires ? «Sacraliser» ses zones vertes ? Le bonheur simple de vivre à Saint-Barth devient soudain plus compliqué…

De notre envoyé spécial à Saint-Barthélemy, Patrice Piquard.
 
*Bruno Magras a été réélu le 18 mars, dès le premier tour, avec 73,78% des suffrages exprimés.

1 commentaire:

Nico Là Nelka a dit…

Il devrait monter une équipe de foot, avec des stars en pré-retraite, pour compenser...